POSTFACE
 
TOMBENT LES MASQUES

 

             

            « … Un roman étonnant qui fera parler ou bien fera taire. Les fondateurs du « néopolar » et leurs suiveurs avaient eu plaisir à romancer des anecdotes politico-criminelles. Dans Du passé faisons table rase, publié chez Sanguine sous le nom jusqu’ici infâme de « Ramon Mercader », les anecdotes politico-criminelles sont le point de départ d’une peinture de milieu très inouïe, qui prend pour cible le PCF et qui le canarde avec une férocité sauvage étonnante. (…) La dynamite est dans le sujet, dans la sauvagerie vengeresse du documentaire. Et ainsi, même sur l’insignifiant terrain du polar, les staliniens récoltent ce qu’ils avaient enterré : l’agit-prop dévastatrice, et ce pseudonyme qui fut peut-être le vrai nom de leur plus célèbre assassin. »

            Ainsi Jean-Patrick Manchette, dans une de ses chroniques si prisées des aficionados du polar, salua-t-il l’irruption dans le paysage littéraire de la fin 1982 de ce roman particulièrement noir.

            L’objet, à l’époque, était peu identifiable, même s’il provenait d’une des plus intéressantes collections qui renouvelèrent le genre dès 1979. Le directeur de Sanguine, Patrick Mosconi, fut en effet le découvreur de talents comme Fajardie, Pouy, Marc Villard, Pennac, Raynal, Morgiève, Dagory, Delteil et quelques autres… ! Au dos du livre, un carré noir à la place de la photo de l’auteur qui habituellement s’y trouvait. Un nom : Mercader, un prénom : Ramon, d’âge et de taille inconnus. Pseudo intrigant pour qui avait en tête quelques dates de l’histoire du mouvement révolutionnaire de ce siècle. Mercader, rappelons-le, fut en 1940, sur commande expresse de Staline, l’assassin de Léon Trotski qui s’était réfugié au Mexique. Un exploit qui valut au tueur Ramon d’être décoré de l’ordre des héros de l’Union soviétique…

            Une fois le livre lu et connu, les questions fusèrent à propos de cette signature perversement provocatrice, du personnage de Castel et du traitement de l’Histoire dans cette sombre fiction qui, loin d’être une facile pochade satirique, fouillait le passé au scalpel, à l’aide d’une documentation hors pair et d’une construction impeccable. On s’interrogea dans les milieux de plume, mais aussi du côté de la place du Colonel-Fabien. Notons en passant que, largement chroniqué ailleurs, Du passé… ne le fut pas dans la presse du Parti. L’on n’y réagit pas d’autre manière. Et l’on tenta même d’en cacher l’existence le plus longtemps possible au principal intéressé…

            Après quelques mois de mystère, l’écrivain véritable sortit du bois : il s’agissait de Thierry Jonquet, militant trotskiste (ce qui permettait de savourer l’utilisation d’un tel pseudo comme un jubilatoire retour à l’envoyeur), donc peu suspect d’anticommunisme primaire. Et auteur, déjà, d’un premier roman noir chez Sanguine, Mémoire en cage, annonciateur d’un talent qui n’a fait que s’affirmer et s’affiner jusqu’à la toute récente sortie de Moloch à la Série Noire.

            Si Du passé… mettait « du sel sur les brûlures de l’Histoire », selon la formule de Jean-Paul Louis qui salua dans la revue Esprit ce « roman admirable » (juillet 1996), les intéressés, quinze ans durant, se tinrent cois. Un mutisme profond en réponse à ce qui constitue le « sujet-dynamite » de ce livre. Révéler, au travers d’une fiction, ce scandale : comment le « parti des fusillés », le parti de la Résistance, put porter à sa tête un volontaire pour aller travailler en Allemagne, à l’usine d’aviation Messerschmitt, avant même l’existence du STO, ce qu’il nia toujours dans sa bio de communiste (cette bio si importante que chaque cadre qui progresse dans l’appareil rédige de nouvelles et nombreuses fois), mais que ses supérieurs savaient…

            Scandale bien réel : n’évoquons pas à ce sujet les émois intéressés de la presse « bourgeoise », mais plutôt l’indignation de communistes et résistants célèbres, Maurice Kriegel-Valrimont ou Charles Tillon, le « chef des Francs-tireurs et partisans (FTP), qui firent part de leur défiance, en 1970, à l’égard du Secrétaire général adjoint fraîchement « élu ». Des remous relayés par des hommes et des femmes de la base (une base dont le personnage de Madeleine Fignac est le moderne écho) qui, dans les années noires, suivirent la phrase d’Aragon dans La Diane française : « Ne t’en va pas, prends ton fusil. »

            Mais enfin, direz-vous, pourquoi écrire une fiction, pourquoi pas plutôt un document marqué du sceau de la vérité ? Au sujet de Castel, des preuves existent, éparses, que corroborent des témoignages, jusqu’à celui de Jacques Martin (pas le présentateur, mais le dessinateur d’Alix qui berça notre enfance en compagnie du plus robuste Blueberry), requis de force et enrôlé chez Messerschmitt. Mais Castel les a toujours niés, quitte, à l’aide des apparatchiks qui l’ont entouré jusqu’à sa fin, à mentir effrontément. Alors, quand le terrain du réel se dérobe, quand une réalité résiste à se laisser tout à fait appréhender, intervient peut-être, heureusement, le romanesque. Il peut librement faire travailler les hypothèses, et c’est un avantage qu’il conserve sur les livres d’investigation. D’autant qu’il continue à procéder, non de la démonstration parfois laborieuse, mais d’un incomparable principe de plaisir.

            Par là, Jonquet, qui prend un plaisir jubilatoire à citer des vers d’Aragon en exergue des chapitres concernant le passé de Castel, se situe dans le droit fil de l’éclairante préface des Cloches de Bâle, écrite en défense du roman : « L’extraordinaire du roman, c’est que pour comprendre le réel objectif, il invente d’inventer. Ce qui est « menti » dans le roman libère l’écrivain, lui permet de montrer le réel dans sa nudité. Ce qui est menti dans le roman est l’ombre sans quoi vous ne verriez pas la lumière. Ce qui est menti dans le roman sert de substratum à la vérité. On ne se passera jamais du roman, pour cette raison que la vérité fera toujours peur, et que le mensonge romanesque est le seul moyen de tourner l’épouvante des ignorantins dans le domaine propre au romancier. »

            Quoi de plus évident, donc, qu’un roman noir — celui de Thierry Jonquet — fasse écho à ces écrits d’Aragon, qui lui-même salua à sa mort le fondateur du genre, Dashiell Hammett, en ces termes : « La Moisson rouge demeure le grand roman de la naissance du mal, du surgissement du fascisme dans ses origines lointaines aux États-Unis comme produit de la guerre de 1914. On ne fait que travestir un tel roman en roman policier. Faudra-t-il, pour que Dashiell Hammett soit situé, attendre aussi longtemps que pour Stendhal ? La Moisson rouge, c’est à la fois Le Rouge et le Noir et les Chroniques italiennes. »

            Depuis son apparition dans les années 1920, le roman américain de type hard boiled n’a cessé de mettre à nu les combinaisons affaires-politique-crimes à l’œuvre dans les cités. Les écrivains qui, ici, ont fait le choix d’une littérature « criminelle », donc critique, lui ont donné une dimension originale, propre à cet Hexagone qui jamais ne parvient à regarder sa propre histoire en face. Le roman noir tel que l’écrit Thierry Jonquet explore les zones d’ombre sans en oublier, gratte là où ça démange, et sous le vernis va chercher la rouille. Roman de « l’Histoire qui revient », il fait se télescoper la mémoire et l’immédiat fracas du monde, seule méthode possible pour tenter de réinventer ce dernier.

            Dès 1934, un pénétrant esprit nommé Maxime Gorki désignait devant le premier Congrès des écrivains soviétiques l’ennemi juré du « socialisme réalisé » : « Le roman policier est encore le repas mental favori des repus d’Europe. Cette littérature, qui a pénétré les rangs des travailleurs affamés, est l’une des raisons pour lesquelles leur conscience de classe se développe à un rythme aussi lent. (…) Dépeignant comme elle le fait la faible valeur que la bourgeoisie accorde aux vies des classes laborieuses, cette littérature contribue à répandre l’assassinat et d’autres crimes… » On en redemanderait presque ! D’autant qu’en matière de crimes, le « camarade » s’y connaissait : cette même année 1934 voyait l’inauguration des camps du Goulag, à destination des opposants à Staline, trotskistes et autres pestiférés, « chiens enragés » que le procureur Vichinski demandait de tous fusiller. Mais même « au pays du mensonge déconcertant », selon la formule d’Ante Ciliga, patrie d’une terreur qui ne fut communiste que par le nom, les masques aussi ont fini par tomber… Comme disait le camarade Vladimir Ilitch Oulianov, la vérité, seule, est révolutionnaire !

            HERVÉ DELOUCHE,

 

            avril 1998